J’ai vu sur une de mes gardes aux urgences un jeune homme de presque 16 ans. Pour les besoin de la narration, appelons le Damien (ce qui n’est évidemment pas son vrai prénom). Il était amené par l’éducateur du foyer où il était placé, et il venait ce soir là car il agressait sexuellement les autres enfant de ce foyer.

Il avait toujours eu des comportements déplacés ; il était d’ailleurs suivi et traité par un pédopsychiatre pour cela. Toutefois, ces comportements s’aggravaient depuis quelques temps, au point qu’il il avait ce jour là agrippé une jeune fille et touché sa poitrine de force. La jeune fille avait manqué de le tabasser, retenue de justesse par les éducateurs. Ceux-ci avaient appelé le SAMU, inquiets que la situation ne leur échappe, et la régulation avait conseillé un passage aux urgences pour un réévaluation psychiatrique.

  J’avais donc devant moi ce jeune garçon, légèrement obèse, aux cheveux courts et aux yeux bleus, qui me souriait d’un air un peu niai et qui pouffais de rire en évitant mon regard. Son éducateur, grand et bien battis, était calmement assis sur une chaise. Il m’expliqua qu’en plus de l’agression de ce jour, cela faisait quelques semaines qu’il multipliait les remarques déplacées, et insistait dans des demandes sexuelles avec ses camarades et les éducatrices du centre.

Damien niait tout en bloc et prétendait ne pas comprendre, mais j’avais le sentiment de lire sur son visage qu’il comprenait tout à fait la situation. En l’interrogeant, je confirmais ces soupçons.

  • Raconte moi ce qui s’est passé, Damien.
  • Bah… je sais pas… rien
  • Il ne s’est pas rien passé. Pourquoi es tu venu aux urgences ce soir ?
  • J’ai fait un câlin à une fille, mais c’était pour rire… (rires)
  • C’était pour rire ? Et est-ce que tu l’as forcé ?
  • Bah… non
  • Comment tu as fait alors ?
  • Je suis arrivé par surprise par derrière, et je l’ai attrapée, et j’ai touché ses seins
  • Et ses cuisses, Damien. Ajouta discrètement l’éducateur.

je reprenais:

  • Et ça, ce n’est pas forcer ?
  • … Si…

Damien restait toujours aussi rieur. Si j’étais mal à l’aise de part ses regards en coin et son sourire nigaud, je crois l’avoir bien caché et gardé un visage et un ton neutre.

Je poursuivais l’interrogatoire : hormis ses actes sexualisés, il n’y avait pas d’autre éléments très significatifs. Pas d’idées suicidaires, pas de violences ou de colère, pas d’agressivité… Pas non plus de facteur expliquant l’aggravation de son état non plus. Aucun facteur de stress ni de changement de son milieu ne semblait avoir causé ces éruption d’attouchements.

  Et puis… j’ai posé la question qui m’a vraiment fait comprendre la tristesse de la vie de cet enfant.

  • Dis moi Damien : quelqu’un t’a déjà fait ce genre de choses, à toi ?

Damien se décompose alors sous mes yeux. Fini le sourire irritant. Évanouis les gloussements. Disparus les regards en coin. D’une petite voix, il fracasse le silence :

  • Oui.
Silence.
  • Et c’était il y a longtemps, ou récent ?
  • Longtemps.
  • Tu vois encore cette personne ?
  • Non.
  • Tu es en sécurité, ou tu as besoin de protection ?
  • En sécurité.
  • Tu y penses souvent ?
  • Oui
  • Et ça te fait te sentir comment ?
  • Mal, et j’ai peur…
  • Est-ce que tu veux me raconter, ou me dire qui c’était ?
  • Non, je ne veux pas en parler.

Et sur cette phrase, il s’arrêta de répondre à mes questions. Il me fixa des yeux, pour la première fois en trente minutes, pendant quelques secondes qui me semblèrent être une éternité, avant d’afficher à nouveau, petit à petit, ce sourire nigaud qu’il avait brièvement perdu, comme on rouvre un parapluie avant de s’élancer sous une averse.

Quelques minutes plus tard à peine, alors que nous discutions avec l’accompagnateur, il avait repris ses comportements et tentait de lui faire du pied au beau milieu de la conversation.

Ce soir là, nous n’avons pas hospitalisé Damien. Le psychiatre venu le voir n’ayant pas découvert de critères de gravité mettant l’enfant en danger, et ne souhaitant pas exposer les enfants fragiles déjà hospitalisés à ce risque de violence, renforça le traitement antipsychotique et arrangea une consultation plus rapide avec le psychiatre traitant de Damien. Il expliqua à l’éducateur quoi faire et quand revenir aux urgences en cas de nouvelle crise.

Ce n’était pourtant pas la dernière fois que je verrai Damien. Je l’ai retrouvé, un mois plus tard, hospitalisé pour une autre raison psychiatrique que je raconterai dans un prochain billet.

  J’ai été marqué par ce patient. Blessé profondément dans son être, condamné à reproduire sur les autres ce qu’il lui-même avait subit, sans pouvoir se contrôler ou se retenir, hanté par cette violence et vivant dans cette souffrance… Son adolescence semblait perdue, et sa vie peut être entière déjà gaspillée. Je ne peux m’empêcher d’avoir pitié pour lui et pour tout ceux qui subiront ses gestes qu’il reproduit sans vraiment avoir le choix.

Initialement, j'avais prévu de raconter la suite de cette histoire… Mais je n'ai jamais réussi à la formuler d'une façon qui me convienne. Je la laisse donc innachevée.